- COMEDIA (Espagne)
- COMEDIA (Espagne)Dans la première moitié du XVIe siècle, la vie espagnole est toute d’émerveillement devant les mystères de la nature intérieure dévoilée par Pétrarque et les pétrarquistes, et aussi devant les mondes nouveaux révélés par Christophe Colomb et les explorateurs. C’est donc le temps où prédomine la poésie lyrique. Dans la seconde moitié du siècle, les Espagnols tiennent leur vie pour une suite d’aventures, une pérégrination ou une navigation à travers les obstacles, les écueils, les périls physiques et moraux. Aussi expriment-ils cette conception vécue sous la forme de chants héroïques. Or, dans la première moitié du XVIIe siècle, la vie leur apparaît comme un roman burlesque et surtout comme une tragi-comédie. La création et l’essor extraordinaire de la comedia (mot qui, en espagnol, désigne le théâtre avec une diversité de significations débordant la classification des genres comique, tragique et tragi-comique) répondent à ce nouveau besoin spirituel.Caractéristiques du genreÀ l’origine du genre, il y avait une comédie bourgeoise dans les villes marchandes, notamment à Valence; une églogue dramatique dans les cours de province, où les princes se déguisaient en bergers et bergères; un théâtre érudit à l’imitation de Plaute ou de Sénèque; et enfin une farce populaire donnant dans la caricature et le divertissement dansé rustique. Lope vint, qui avait essayé sa plume dans quelques-unes de ces formes. En 1607, il lit dans une académie de Madrid – un salon littéraire – son Art nouveau pour faire les comédies où, sur le ton de la plaisanterie, il fait la nique aux lettrés puristes qui ne jurent que par Aristote, Plaute et Sénèque, et où il expose avec une désinvolture malicieuse les dérèglements et les irrespects de la nouvelle comédie: elle ne veut, dit-il, connaître d’autre maître et d’autre souverain précepteur que le vulgaire public, puisque c’est lui qui paie au guichet.StructureLa pièce à la mode se déroule en trois étapes, ou journées, distantes chacune de plusieurs siècles ou bien d’un bref instant, selon le caprice de l’auteur. Elle se passe en des lieux divers et représente deux intrigues au moins, qui convergent au dénouement. Elle dure l’espace de trois mille vers, dont la métrique variable dépend de la nature du discours. Entre les actes, avant et après la pièce, la troupe joue des divertissements de tous ordres: prologue, saynète et ballet. Et tout cela lui prend environ deux heures et demie. Au début, l’affaire représentée, qui est d’amours, d’histoire ou d’aventures, apparaît comme très difficile à régler; les péripéties viennent ajouter encore aux obstacles et compliquent l’intrigue. Elle se termine toujours bien, se dénoue sur quelque mariage ou encore dans le sang des vilains, des égarés, des désespérés, en bref des pécheurs. Mais, dans la salle, ne sommes-nous pas tous amants et pécheurs? C’est donc de notre sort qu’il s’agit, et notre âme «en suspens» suit dans la frayeur (ressort aristotélicien) les tours et les détours de l’action jusqu’à la purgation de nos passions, jusqu’à la catharsis qu’accompagne le rétablissement final de l’ordre divin, de l’ordre social. Il n’y a guère de tragédies sublimes ou héroïques dans le théâtre espagnol, car la nature humaine est faible; il n’y a pas non plus de vraies comédies, car l’homme est mené par des forces qui le dépassent. Tout est donc tragi-comique sur la scène, à l’image de ce qui se passe dans la rue ou bien dans l’histoire.RessortsLe genre est mixte. Les trois ressorts des belles-lettres y coexistent: à la «crainte» dramatique se mêlent l’«admiration» que viennent susciter les descriptions et les méditations lyriques des personnages, et aussi la «pitié» que provoquent les récits romanesques. De là l’importance de la musique, dont la forme privilégiée est la sérénade et le chœur, et l’abondance, parfois source de confusions, des épisodes et des péripéties, des incidents et des coups de théâtre.Pour servir à l’intelligence de l’imbroglio, le gracioso , une sorte de bouffon, traduit en un langage à la portée du vulgaire les nobles principes des galants, ses maîtres. Dans les apartés au public, il explique la situation; et aussi, il se fait, dans des morceaux hors d’œuvre, le truchement de l’auteur lorsque celui-ci veut dire son fait aux uns ou aux autres, profitant de la totale liberté d’expression dont jouissent traditionnellement les irresponsables bouffons. Bref, sans raison mais non sans rime, le gracioso insère l’intrigue, pour fantastique qu’elle soit, dans la vie quotidienne du Madrilène entre 1600 et 1650.IdéologieC’est du reste toute l’idéologie espagnole contemporaine qui forme l’armature de la comedia. La foi est présente dans les comédies hagiographiques ou bibliques. Théologie et casuistique fournissent le thème de nombreuses pièces. Les conventions morales du temps, telles que l’honneur, se voient exaltées, non certes comme des vertus chrétiennes, mais parce qu’elles garantissent la stabilité de l’ordre social ou freinent le relâchement des mœurs. L’autorité du souverain, arbitre et marieur par définition, est un principe absolu auquel on soumet humblement les douteuses querelles qui divisent les hommes. Et, dans cette société idéale, voulue à tout jamais par Dieu, ébranlable certes par instants, mais retrouvant toujours son équilibre, les trois ordres, noblesse, clergé et tiers, remplissent scrupuleusement leurs devoirs d’état; s’ils les négligent, s’ils y contreviennent, ils sont punis. Le grand dessein des dramaturges est donc de démontrer, par des exemples probants et des illustrations ingénieuses, que les dérèglements dus à la nature de l’homme ou des choses, tels l’amour, l’injure et les catastrophes historiques, finissent providentiellement par se résorber dans l’ordre éternel, grâce à Dieu, grâce aux sacrements, notamment le mariage, et par l’effet des lois de la société, notamment la justice royale.Histoire du genre. Succès et influenceLe genre fit véritablement fureur. On écrivit des milliers de comédies; on les représenta aux champs et à la ville, sous les formes les plus pures et les plus corrompues, refontes et adaptations, plagiats et mélanges. Mais c’est Madrid qui donna toujours le ton. Sous Philippe III et ses successeurs, la capitale était devenue une «Babylone» monstrueuse par l’afflux d’une jeune population désœuvrée et par le relâchement des mœurs. Là se mêlaient indistinctement les diverses classes, dans un anonymat qui se prêtait à toutes les aventures, à toutes les tromperies. Il revint aux dramaturges de discipliner cette anarchie et de donner une ligne de conduite à la foule hétéroclite – valets, prêtres, grands seigneurs, marchands, fonctionnaires, artisans et aventuriers – qui se pressait dans l’enceinte du corral de comédie. Peu importe qu’ils aient échoué. Il suffit que, se vouant à cette tâche impossible, ils aient créé quelques chefs-d’œuvre; il suffit qu’ils aient fixé pour des siècles, jusqu’aujourd’hui, l’image idéale que l’Espagnol se fait de lui-même, et que bien souvent il traduit dans son comportement. Car l’Espagnol est depuis lors un noble personnage, dégagé de toute préoccupation sordide, tout entier à ses amours et à ses querelles d’honneur, libre absolument dans les étroites limites de croyances terriblement contraignantes et indiscutables.Sous Philippe IIIPhilippe III (1598-1621) n’aimait pas le théâtre; il vivait éloigné de la ville. En son temps, la comédie, effrontée comme la nouvelle jeunesse, parlait l’amphigouri à la mode, mettait en scène des problèmes réels quotidiens, proposait des solutions et, sous ce couvert, des attitudes mentales et des comportements nouveaux parfois choquants. Le bon dramaturge donne aussi des leçons de bien-dire et de savoir-faire à ce public snob, souvent mal dégrossi, émigré récemment de la campagne et des petites villes. Sur la scène défilent des comédiens mannequins qui fixent la mode vestimentaire et gestuelle. Dans le corral, une cour à ciel ouvert flanquée de maisons avec balcons et loges, se forge l’opinion publique, tant sur les affaires intérieures du royaume que sur les triomphes et les soucis de la chrétienté, tant sur les nouveautés littéraires que sur les rapports de la théologie et de la morale. Ainsi, Lope de Vega prend parti pour les paysans riches contre les seigneurs tyranniques dans Peribañez et le Commandeur d’Ocaña (vers 1612): ne s’agit-il pas de retenir la paysannerie qui, maltraitée, émigre vers les villes et les encombre? Dans Les Jeunesses du Cid (1618) et les Exploits du Cid , Guillén de Castro rappelle aux Valenciens embourgeoisés et aux Madrilènes corrompus les vertus ancestrales auxquelles l’Espagne doit son unité, sa gloire et sa puissance. Tirso de Molina (le père Gabriel Téllez, de l’ordre de la Merci) condamne à une sorte d’enfer les religieux trop indépendants; ainsi, il met en scène un ermite anxieux de son salut et qui tente de forcer la main de Dieu à force de haire et de discipline (Le Condamné par manque de confiance , vers 1620); et c’est à un repas à base de scorpions et de vinaigre qu’il convie un de ces nombreux séducteurs irresponsables qui, bafouant les lois de la société, remettent toujours au lendemain leur conversion à Dieu (Don Juan ou l’Allègre Imposteur de Séville , entre 1618 et 1621).Sous Philippe IVPhilippe IV monte sur le trône en 1621. Il aime le théâtre et surtout les actrices. Au début de son règne s’épanouit la comédie de cape et d’épée, joyeuse avec ses aventures galantes, ses rixes et ses sérénades. Le jeune Calderón de la Barca y affûte une nouvelle dramaturgie, rapide, brillante, ponctuée de coups de théâtre (Dame ou fantôme , 1629). Le Mexicain Ruiz de Alarcón morigène la folle jeunesse qui se croit tout permis (Vérité suspecte , source du Menteur de Corneille). Lope de Vega garde toujours le sceptre du royaume théâtral, fournissant des pièces à l’Église (concernant les saints canonisés entre 1618 et 1622), au roi (La Sylve visitée par l’Amour , 1630) et au peuple (Le Chien du jardinier ).Or le roi fait édifier à partir de 1630 un nouveau palais, le Retiro, au milieu d’un grand parc, le Prado. Il y fait aménager plusieurs lieux scéniques, à la mesure des nouvelles inventions et machineries italiennes introduites en Espagne, sur son ordre, par Cosimo Lotti. Il y a notamment un vaste étang carré pour les naumachies, et les grands spectacles en musique; il y a une cour intérieure du palais, donnant sur les frondaisons en guise de fond de scène; il y a même, à partir de 1635, un théâtre en forme, couvert, avec son parterre pour les pages et ses loges pour les grands de la Cour. De nouvelles formules dramatiques apparaissent alors: l’impromptu (cultivé par Vélez de Guevara), la pastorale mythologique avec ballet (Calderón de la Barca), le drame chevaleresque à grand spectacle (Calderón, Rojas y Zorrilla), la tragi-comédie philosophique (La vie est un songe , de Calderón, en 1635), la pièce morale (Le Médecin de son honneur , 1635), la pièce politique (L’Alcade de Zalamea , vers 1642, également de Calderón).Le déclinDe 1644 à 1650, c’est l’éclipse. Les malheurs de l’État, la défaite de Rocroi et les deuils de la famille royale fanent soudain la belle floraison du théâtre, interdit par décret. Lorsque les spectacles reprennent, Calderón, entré dans les ordres, est commis, avec un courtisan et un metteur en scène italien, aux divertissements de la Cour. Il donne alors dans la comédie lyrique, une sorte d’opéra à thème chevaleresque ou mythologique, mais où la musique ne joue qu’un rôle d’appoint à un texte poétique – toujours trois mille vers – très soigné, de pur style baroque. Il traite dans ce cadre de profonds problèmes psychologiques ou politiques avec une grâce légère et une délicatesse précieuse (Écho et Narcisse , 1661; La Statue de Prométhée , vers 1672).Le parterre des «corrales» a cessé de faire la loi aux dramaturges. Le bon peuple vit désormais sur les poncifs d’antan, répétés à satiété dans des refontes, remaniements et moutures actualisées du vieux répertoire; il raffole des comédies de magie à effets médusants. Spectateur passif, il applaudit aux comédies du Palais qu’on lui donne, sans appareil, en seconde main. Auditeur démoralisé, il s’amuse des saynètes ou intermèdes, accompagnés de musique et de danse, où les personnages, auxquels on veut l’assimiler, se donnent mutuellement force coups de bâtons. Et il demeure fidèle plus que jamais au spectacle édifiant, donné chaque année dans les rues, sur des chars, pour la Fête-Dieu, que l’on désigne du nom d’ auto sacramental : c’est un mystère allégorique qui se propose de montrer que, en tous lieux et en tous temps, est latent dans la moindre invention des hommes le mystère de l’Eucharistie, et que les nourritures terrestres, le pain et le vin, ont aussi une signification spirituelle.La comédie espagnole se survit avec Moreto (Les Jeux de l’amour et du dédain ), puis Zamora et Cañizares. Pratiquement, elle s’est éteinte, en 1681, à la mort de Calderón qui était né avec le siècle. Elle resta cependant prisée de la foule, sinon des esprits éclairés, tout au long du XVIIIe siècle, et elle connut même, sous une forme mélodramatique vulgaire, un petit regain au temps du romantisme.Aussi bien, l’invention de la comédie espagnole est un événement important dans l’histoire de la littérature européenne. Les Anglais d’abord, les Français ensuite demandèrent à Lope de Vega et même au moindre dramaturge espagnol leur secret: comment transférer sur l’espace de quelques toises carrées, au moyen de seize personnages – douze acteurs –, les problèmes qui hantent l’homme en sa société, par exemple le passage, toujours si difficile, de la puberté, et la rupture de la cellule familiale sous l’effet de l’amour, puis la restauration de l’ordre ébranlé dans et par le mariage; ou bien les devoirs d’État de la noblesse et le rôle du souverain; ou encore les mystères de la psychomachie: comme s’affrontent en chacun de nous les nombreux personnages qui nous habitent, nos déchirements intimes, nos débats spirituels. Adaptant et dépassant les formules espagnoles, les dramaturges européens virent, dans le théâtre moderne, la possibilité de définir leurs idéologies nationales et le moyen d’apaiser, par l’illusion comique et la justice poétique, les conflits qui tourmentent les hommes.
Encyclopédie Universelle. 2012.